Nous avons quitté le XXème siècle . La génération qui est la mienne , porte en elle les conséquences psychologiques de la barbarie des guerres, qui ont frappé le siècle, et cela semble se poursuivre dans notre XXIème siècle, où nous connaissons le terrorisme, les mouvements de populations poussées par les violences , ou les famines; Quels effets en attendre sur les générations plus jeunes?
◦◦Des images souvent insoutenables , tournent en boucle sur les chaînes d’information, sont diffusées sur les réseaux sociaux, et montrent ainsi les aires catastrophiques actuelles de notre monde; Ces images donnent lieu à de multiples commentaires, et sont livrées à des débats télévisés, mais ce flot de paroles masque mal l’impossible à dire, l’impossible à penser, de ces exactions qui se donnent ainsi à voir : ces femmes, ces enfants, ces hommes, nos semblables, pris dans la tourmente et le chaos des conflits armés, des guerres civiles, et des parcours d’exil, ravivés par le rejet des pays d’accueil.
◦◦l’effet premier est un choc émotionnel , souvent transitoire, et une sidération de la pensée, captivée par ces images. N’y aurait – il pas là , une forme de complaisance, à demeurer dans cette fascination audio visuelle?
Paradoxalement, cette pléthore d’images, ne donne aucun savoir réel sur le vécu subjectif de ceux qui le vivent.; Nous ne pouvons pas, nous le représenter, en vérité. Ce vécu traumatique reste en partie intransmissible. Il faudra entendre la parole adressée de ceux qui en seront revenus, les écrits, les témoignages d’après coup ,les ouvrages symboliques, pour que soit intégrée à notre histoire commune , ces lieux d’effondrement de l’humanité.
◦◦Il faut rappeler là aussi ce qui est souvent la conséquence des guerres , ou de violences antérieures sans qu’on le sache ; ce qui n’occupe pas les écrans. il s’agit du traumatisme privé, secret, subis dans l’enclos familial, dans un foyer éducatif, un internat, un orphelinat. On sait qu’une violence familiale privée, est bien souvent la conséquence ou la répétition, à travers les générations , d’une autre histoire de violence ou de misère, d’une histoire de vaincus, ou de supposés vainqueurs; souffrances non dites, retournées en haine dans une confusion générationelle. Avec de terribles conséquences sur les enfants.
Que ce soit du côté des enfants de bourreaux, ou de ceux des victimes…les conséquences sont bien là.
►►Un traumatisme psychique attaque l’être et aussi les générations, en reniant les lois ontologiques de l’humanité: l’interdit fondamental du meurtre et de l’inceste. Interdit qui est aboli en période de guerre.
L’impact des grandes catastrophes se loge quelque part dans la mémoire des héritiers directs de ces histoires non inscrites, souvent à leur insu.
Ce sont ces restes du passé, enfouis quelque part dans notre inconscient, qui sèment la discorde, engendrent la confusion, poussent à la violence et se manifestent dans des comportements morbides répétitifs insensés.
►►Qu’en est il de cette mémoire là? qu’en est -il de cette mémoire gelée, blanche, irrecevable, une mémoire sans souvenir. Une mémoire toujours là, et cependant inatteignable, si ce n’est à travers ses manifestations morbides. Une mémoire qui n’oublie pas parce qu’elle s’est figée dans les aires sensorielles archaïques, non reliées aux mots pour le dire . Ce réservoir de mémoire là, n’évolue pas , ne se transforme pas en souvenir, en biographie, en histoire passée pour un sujet.
Comment rendre au langage cette mémoire empêchée? C’est sans doute cette part intraduisible du trauma qui a été confiée aux chants et lamentations des grands tragédiens antiques, aux poètes, aux artistes, aux écrivains ; ceux qui entendent la clameur universelle des guerres passées, et bercent l’humanité de leurs psalmodies. Car il est impossible de porter seul, ce témoignage, il faut un chorus pour entendre les pleurs des revenants.
Pour notre génération, gardons l’image de Rostropovich, dans la foule, jouant mélancoliquement les suites de Bach au Check point du mur de Berlin, lors de la chute de 1989. Il transcendait ici et maintenant l’impossible à dire des souffrances passées.
Pourtant depuis plus d’un siècle, un lent travail de tissage, de ravaudage, de repassage, du tissu symbolique, un travail aussi, d’archéologue, de fouille à la recherche des restes de mémoire, du corps et de l’esprit , s’effectue inlassablement dans les cabinets de psychanalyste, dans les consultations de Centre Médico Psychologique au hasard des quartiers , dans les salles communes d’Hôpitaux Psychiatriques, dans les couloirs des Urgences médicales, dans ces lieux où, malgré les paupérisations et la destruction annoncée de ces formes d’accueil, se dépose encore cette douleur universelle du traumatisme psychique actuel, ou passé.
Cette mémoire traumatique insiste, cogne à la porte de nos structures de soin, ne renonce pas , et réclame qu’on lui rende justice.
La psychanalyse, ainsi, est liée à la folie des guerres; elle va à contre courant de la volonté de camouflage du passé; elle est née, il y a plus d’un siècle, contemporaine de deux grandes guerres mondiales, des totalitarismes et des impérialismes . Elle tient son cap, en dépit des attaques qu’elle subit, elle oeuvre surtout dans le secret , à contre courant des discours officiels, celui des vainqueurs.
Entrer dans » les aires de la catastrophe symbolique « ne va pas de soi, mais c’est bien là que se situe l’écoute du psychanalyste, le plus souvent, dans ces zones obscures où l’interdit fondamental du meurtre et de l’inceste a été transgressé.
C’est dans l’humilité que la psychanalyse travaille , car ni cette pratique, ni aucun champ des sciences humaines ou de la recherche scientifique ne peut cerner à lui seul, cette question du traumatisme psychique et de ses conséquences sur la mémoire des peuples. Il nous faut en respecter la complexité , refuser toute simplification d’ordre psychologique ou pseudo scientifique et maintenir en débat le rapport entre le sujet et le politique aidé en cela par l’anthropologie.
✤✤On ne peut réduire , selon une logique purement scientifique, le psycho traumatisme à une réaction mécanique et post accident purement physiologique , avec un protocole de prise en charge en urgence
il s’agit ici d’envisager les conséquences pour l’humanité de la dissolution du tissus social, des liens communautaires, après une expérience de néantisation et de terreur, une attaque des étayages psychiques, notamment ceux qui constituent la mémoire✤✤
••Approche à partir de la pratique clinique••:
Je propose, d’aborder la façon dont une commotion psychique , peut désorganiser les repères de temps et de lieux , disloquer la mémoire individuelle et collective . Pour cela, je m’appuie sur la pratique clinique , entre psychiatrie et psychanalyse. c’est là une approche phénoménologique, adossée aux acquis des pionniers du soin psychique. Il s’agit, comme les premiers aliénistes puis les premiers psychanalystes l’ont fait au siècle dernier, d’accepter le doute et la remise en cause de nos théories et savoir-faire.
l’imposture alors, serait de se situer en surplomb, dans une posture de maitrise qui refuse une immersion dans l’improbable et l’indicible, quitte à apporter des éléments fragmentés , des hypothèses à vérifier. Ce sont les conditions nécessaires dans cette approche avec nos patients, de ces « aires catastrophiques » . Rien d’exhaustif, aucun discours sans faille dans ces zones incertaines, beaucoup de questions et quelques réponses.
◦C’est le lot de la psychiatrie, de se préoccuper de ceux que la société exclut , parce qu’ils sont inquiétants ,
◦et celui de la psychanalyse de recueillir les morceaux de passé, en cherchant les traces, dans les décombres de la mémoire, de ce qui reste des histoires enfouies jadis. Un mouvement qui passerait du côté de l’envers des choses, pour rendre compte de ce qui est irreprésentable, en négatif.
Cela s’entend en côtoyant ceux chez qui a été semée une graine de violence, sans parfois qu’ils le sachent eux-mêmes , ceux qui montrent par leurs symptômes , leur errance mélancolique ou leur violence extrême , ce que fut pour eux jadis , le choc psychique, l’ effraction traumatique dans leur propre existence. Ou bien, ce que fut pour leurs parents ce choc, non reconnu, à la génération précédente.
◦◦Entrer dans ces « aires catastrophiques » exige, donc, pour un praticien, de baisser la garde théorique ; Peut être faut -il ouvrir une autre oreille, neuve, celle de l’enfant en nous . Cette oreille première, , qui entend l’ écho du chaos des temps très précoces , ceux du petit âge, nouveau né ou nourrisson, lorsque les perceptions sensorielles et motrices sont encore indifférenciées , qu’elles soient externes ou internes , magma archaïque sur lequel seront inscrites les premières traces mnésiques , les premières représentations, les premiers phonèmes, pour chacun de nous.
++Il nous faut nous projeter dans les temps précoces, temps où le nouveau né est suspendu à l’amour maternel, à ses gestes et à ses mots, parce qu’il est livré à son propre monde chaotique interne, où il ne sait pas ce qui est de lui et ce qui n’en est pas; Il est plongé dans ces perceptions, la faim , la fatigue, la douleur, qui l’assaillent .Il dépend du désir , des paroles, des interprétations de l’autre qui tient sa vie . il est accroché au regard, à la voix , au visage de qui l’accueille. Ce sont les premières traces, les premières inscriptions dans une mémoire archaïque, sensorielle.
C’est progressivement qu’il va supporter , accepter de médiatiser son attachement , de quitter ce lien d’emprise à sa mère, d’entrevoir le monde social qui l’entoure , d’entrer dans la parole et de devenir lui aussi sujet de son désir, jouer avec ses rêves, ses fantasmes, sa poésie. Fragile et lent travaille de subjectivation, pour chacun de nous quand cela se passe à peu près bien ,avec quelques ratages nécessaires, pour fabriquer notre humaine névrose.
++Mais parfois, cela se passe mal, et ce sont , par exemple, ces enfants qu’on a découvert seuls dans leur berceau et sans lien affectif , dans les orphelinats en Roumanie ou ailleurs. cela fabrique de l’hospitalisme et un arrêt du développement psycho affectif, avec , pour ces petits enfants, un risque d’arriération profonde.
Et pour ces nourrissons, ballotés dans des embarcations précaires, dans les bras de mères terrorisées, ceux qui traversent aujourd’hui la mer Méditerranée, quel effroi vont -ils en absorber dans leur monde interne? A -t on remarqué la vacuité de leur regard, l’abandon du corps, l’absence de cris et de pleurs? Les guerres et les mouvements migratoires des peuples exposent les enfants à un risque psychique majeur, qui perdurera en temps de paix.
Cet état de transe et de terreur , puis de retrait des affects, où va -t il se loger ensuite, dans quelle mémoire sensorielle?
+D’une façon moins évidente, mais aussi délabrante, des enfants sont témoins , petits , de violences familiales extrêmes, ou soumis eux mêmes à une maltraitance, sans capacité de pouvoir se le représenter ou le dire à quelqu’un, que feront ils de ces perceptions insoutenables et intraduisibles, lorsqu’elles reviendront plus tard, réclamer leur dû?
L’écho des traumatismes passés, quand les appuis se sont effondrés…
+je l’ai perçu d’abord, dans les services d’urgence , médecin interne de garde , à la “ porte “des hôpitaux , devenus asiles de nuit où arrivent un soir ,une nuit de solitude…ceux qui sont délirants, hallucinés ou suicidaires… l’événement traumatique du passé est soudain revenu dans un éclair de mémoire; ils n’ont pas supporté , et ont fui dans le délire : un moment psychotique transitoire, mis en scène dans le hall d’accueil, mal contenu par les pompiers.
Arrivent aux urgences à la fois le passé et le présent entremêlés: un clochard au crâne rasé, revenu il y a longtemps du bagne de Cayenne, montrant ses cicatrices à la tête. Une fille de harki , encore hantée par les violences de la guerre d’indépendance, voyant ,dans un moment hallucinatoire , ceux d’en face , entrer dans la maison pour fusiller le père. Et les soirs de Noël, ce sont les abandons d’enfance, qui échouent là avec leur lot de mélancolie, de délire, d’ivresse vengeresse.
+Cet écho du traumatisme passé, Je l’ai entendu plus tard aussi, à l’écoute des enfants encore, dans la banlieue de l’est Lyonnais , les Minguettes à Vénissieux, logements construits trop vite pour accueillir les « arrivants », en face des usines pétrochimiques et des torchères de Feyzin. Je recevais là, au dispensaire, les familles , adossées à l’Histoire des guerres: le Vietnam ou le Laos et les « boat -people « ,le Cambodge et les Khmers Rouges et ceux venus des Balkans ,du Liban, d’Algérie, de Turquie, ou d’ailleurs.…venus de la violence des guerres , des déplacements de populations, des séparations brutales des pays d’enfance.
Ce qui revient au présent dans les CMP , ce qui demande justice , c’est l’innommable, au delà de l’intraduisible; et il ne s‘agit pas là , d’un problème de langue. Comment pourrait -on traduire un silence traumatique? qui parcourt les générations?
Ce sont les symptômes des enfants venus là, dans ce centre médico -psychologique de quartier, qui témoignent de l’impossible à dire ; Ces troubles psycho moteurs, ces retards de langage, sont signifiants de la détresse de leurs parents. Les interprètes peuvent traduire la langue étrangère, mais il reste la part obscure , intraduisible , de l’effroi vécu jadis, au delà du langage. Les enfants en demeurent mutiques, ou agités, ou violents parfois. Bien que nés après l’arrivée dans le pays d’accueil, ils sont en suspens, comme détenus , figés dans la mélancolie parentale.
Un lieu d'accueil , expérimental,
Nous l'avons créé à quelques uns , au sein d'une association médico sociale, cette expérience a peut être permis d'avancer un peu dans la compréhension de ces troubles chez les adolescents, notamment. Structure pensée pour l'accueil d'adolescents en errance, exclus de toute part, et souvent violents . Ceux que les services sociaux ont nommé "les incasables". Graines de bagne pour enfants, jadis. Dans l’histoire familiale de ces jeunes, on retrouve les guerres, les déplacements de populations. Eux mêmes, encore nourrissons , ont subi les ruptures de liens affectifs, les abandons, le placement en orphelinats des pays en guerre ; Ce qui expose, plus tard à des échecs d’adoption en France.
Ces adolescents là , sont chaque fois jugés au premier abord, comme de grands délinquants. En fait , si on partage avec eux plus de temps, en s’immergeant dans leur quotidien, les catégories diagnostiques sont bousculées. Ces jeunes sont dans une hyper vigilance de survie, dans une tension permanente musculaire et sensorielle.
S’ils présentent des moments de violence extrême , il s’agit là du retour brutal d’une mémoire émotionnelle nichée on ne sait où , une mémoire sensorielle, une mémoire traumatique, celle des premières années de vie, et qui surgit au présent..Sorte de moments hallucinatoires transitoires. Ce sont des moments de transe, de peur ,d’attaque ou de fuite , avec une grande décharge émotionnelle , jusqu’à ce qu’un adulte présent parvienne enfin à contenir physiquement l’adolescent, l’enserrant avec les bras et les mots, allant parfois jusqu’aux larmes et au bercement comme avec un tout petit.
►►Il faut comprendre que , nous voyons là, ce que l’adolescent a vécu dans sa première enfance, encore nourrisson, au moment de la commotion traumatique.; Impossible pour le petit , avant l’âge de la parole, de se représenter ce qui lui arrive , au moment de l’acte violent, sans mot pour le nommer, livré à la pure sensation , à l’effroi et la sidération. Il n’y a pas d’autre issue à la douleur, à ce moment là, que l’anesthésie psychique, la dissociation cérébrale et autres mécanismes de survie psychique. Surtout ne rien sentir, ne plus être là… Ce sont, à l’adolescence, ces éléments de mémoire brute, non métabolisés , souvent purement sensoriels, qui reviennent au jour , puis disparaissent dans une sorte de hors lieu de la mémoire. Il peut s’agir de flashs mnésiques, de perceptions visuelles et auditives aberrantes , sans lien apparent avec le moment actuel. Perceptions sans causes au présent, qui évoquent, des états psychotiques transitoires. C’est un événement passé ,qui se représente sans cesse, dans l’attente d’une parole, d’une reconnaissance par un autre vivant, un prochain, un semblable. Et ces symptômes sont aggravés par l’incompréhension générale. Comme ce fut le cas ,par exemple, pour les syndromes post traumatiques des soldats, lors de la guerre de 14, chez les poilus revenant du front dans un état catatonique, ou les anciens de la guerre d’Algérie, ou de la guerre du Vietnam, aux Etats Unis; Soldats dé socialisés, hallucinés et toujours laissés pour compte.
Pour un sujet humain, ce qui a été jadis , vécu dans une situation traumatique extrême, reste inatteignable dans le souvenir ou l’effort de remémoration , d’introspection. On parle paradoxalement de mémoire amnésique , Un mode particulier d’amnésie qui n’est pas l’effet d’un refoulement (oedipien). Ce qui n’est pas dit , revient dans les actes. C’est une mémoire inoubliable, qui hante le présent.
Pour pouvoir renvoyer à l’inconscient, confier à l’oubli ,un événement traumatique, il faut que cette catastrophe ait trouvé un lieu psychique où s’inscrire , en soi et en l’autre qui écoute.. sinon, elle échappe à toute possibilité de mémorisation, tout en restant active dans ses effets. Cette dévastation de l’intime demande “ un autre “ pour la contrer.
C’est là une notion essentielle : On pourrait nommer « immémorial », cet espace temps qui se manifeste brutalement , un morceau de passé traumatique qui surgit dans l’actuel d’une hallucination; ce n’est pas un souvenir , qu’un sujet peut retrouver par un effort de mémoire, ou une introspection, et qui aurait été refoulé, dans l’inconscient.C’est un bloc d’images et de perceptions sensorielles , resté à l’état brut en soi, non métabolisé par le psychisme, une sorte de crypte somato -psychique, qui comme une éruption volcanique renvoie hors du plancher psychique ,des éléments fossiles.Comme si l’ouverture sur ce Réel là, « crachait et vomissait de l’effroi et des morceaux de corps». On pourrait parler d’un inoubliable hors mémoire. Ce processus est d’autant plus visible chez des adolescents, que c’est un âge où nous connaissons la force des pulsions qui les assaillent dans cet période de remaniement pubertaire.
Ces adolescents là, qu’on nomme difficiles, délinquants ou fous, et qu’on cherche à « rééduquer » par des méthodes classiques, résistent à toutes ces approches, parce qu’ils reviennent d’un enfer , comme on revient de la guerre, ou d’une expérience déshumanisante ; Quand sont rompus tous les liens communautaires et culturels.
« Ça « leur est arrivé lorsqu’ils étaient si nouveaux au monde, qu’il n’y a eu ni mots, ni témoignage, ni mémoire consciente pour se représenter eux mêmes ce qu’ils vivaient. Et quand ils le racontent, à la demande d’un psychologue mandaté, c’est sans aucun affect, en langage quasi administratif. Ils sont absents à ce qu’ils disent . Cette affect émotionnel est logé ailleurs en eux. ils ressentent d’ailleurs de façon fragmentaire aussi , la douleur physique, et sont comme anesthésiés; Ils ne quittent pas les mécanismes psychiques de survie..
Ces enfants se tiennent au bord d’un gouffre, d’un effondrement , dans la peur du retour de l’effroi traumatique. Ils n’arrivent pas à transformer ce traumatisme en histoire qui leur serait arrivée: «comment se rappeler quelque chose qui n’est pas arrivé, parce que le sujet n’était pas là pour que ça lui arrive » D. Winnicott La crainte de l’effondrement.
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Peut -on s’interroger à partir de ces données, sur une des origines de passages -à – l’acte terroristes chez certains jeunes gens? Comme une violence mortelle, précocement vécue, revenant au jour, à l’âge adulte, à l’insu du sujet lui même?
On peut en effet redouter chez ces sujets, la recherche d’une disjonction psychique, d’une anesthésie émotionnelle obtenue par une conduite violente et dissociante. ; une forme d’addiction au stress, et à son désordre biologique, qui procure des états de conscience modifiés. Les traumatismes de l’enfance, non reconnus , pourraient parfois trouver une issue dans la violence extrême.
De la même façon qu’on ignorait, il n’y a pas si longtemps , que les nouveaux nés pouvaient ressentir la douleur physique, on ne tient pas compte des conséquences , passées inaperçues , de situations violentes vécues précocement, puisque souvent l’enfant semble poursuivre son développement quasi normalement; mais il garde en lui une trace, restée intacte ,une inscription de cet impact ,qui peut orienter son avenir.
Il y a lieu d’entendre ce que peuvent vivre certains enfants , pour pouvoir le repérer, s’en préoccuper de façon préventive, dans des espaces appropriés . Parce que cela fait retour , ensuite, dans le Réel, dans notre espace collectif, de façon brutale .
Ces essais théoriques sont encore à l’état d’hypothèse et de recherche.
Cependant certains psychanalystes, précurseurs, à l’époque , ont reconnu l’effet destructeur du traumatisme psychique avec ces ressentis d’anesthésie émotionnelle, ils ont nommé les stratégies de survie, que développe un sujet pour sauver une partie de son intégrité psychique; Il faut lire « les soldats de la honte » (jean Yves le Naour, ). Ce sont les poilus de la grande Guerre, qui n’ont pas désisté à l’épreuve du feu, et qu’on retrouvait pétrifiés sur les champs de bataille, sans blessures apparentes, hypnotisés et sans souvenir, qu’on prenait pour des lâches, et non des traumatisés de guerre., malgré les avancées psychanalytiques de Freud, encore balbutiantes à l’époque . ( un austro Bosch?) c’est la guerre qui rend fou…et non l’hérédité.
●●Citons les films:
Valse avec Bachir (2008)Film autobiographique de Ary Folman, où un sergent Israélien est hanté , en rêve, par une meute de chiens, et souffre de Flashs mnésiques récurrents, sur fond d’amnésie, pour avoir vécu les événements dramatiques de Sabra et Chatila
Rêves de Akira Kurosawa (1990) : Un sergent japonais seul sur le chemin de retour de la seconde guerre mondiale, hallucinant un bataillon fantôme, au sortir d’un tunnel sombre. Bataillon de morts vivants, ses hommes morts au combat qu’il renvoie à la mort, pour continuer , lui, vers la vie qui l’attend…
●●Citons en particulier ,Sandor Ferenczi, W. Bion, D. Winnicott, et plus récemment Françoise Davoine, et Jean Max Gaudillère. ces psychanalystes ont en commun leur approche des zones traumatiques de leur patient, en les laissant résonner en eux: une façon de créer une communauté momentanée , dans ces aires catastrophiques, et d’instaurer une présence, dans ces blancs, ces vides, ces éclipses du sujet entendu. ils ont eux mêmes ,un savoir inconscient et vécu, de l’impossible à dire de la catastrophe, et peuvent l’accueillir chez l’autre, sans exiger illusoirement « toute la vérité ». car justement, l’événement en lui même a disparu; n’en subsiste que l’impact psychique et ses conséquences;
●●Citons aussi les témoignages inscrits dans les livres successifs de Janine Altounian, à partir de sa propre expérience, de descendante de parents survivants du génocide arméniens , de l’effet produit par la reconnaissance ou non du génocide , par les états et les pays d’accueil, de l’importance alors de l’Ecole de la République et de l’introduction d’une autre langue pour surpasser la destruction traumatique passée.
Elle est traductrice des oeuvres de Freud et nous pose cette question fondamentale, à nous, psychanalystes dans notre époque: « Quelle orientation aurait pu prendre la construction théorique de Freud, s’il avait suffisamment vécu pour apprendre que ses soeurs , juives, comme lui, allaient disparaître en fumée dans les camps d’extermination? »
●●Sur cette question du traumatisme précoce nié par l’entourage , pour un enfant petit:
Il faut citer le reportage journalistique qui a fait date en Angleterre , dans les années 70:
Gita Sérény: Une si jolie petite fille.
Assassinat de deux petits garçons de 3 et 4 ans, par une petite fille de 11 ans en 1968 en Angleterre.
Après 30 ans d’accompagnement de cette Mary, à travers les audiences, les expertises psychiatriques et les procès , la journaliste Gita Sérény a tissé une relation avec cette jeune meurtrière, et a révélé ce qui s’est passé dans la petite enfance et qui l’a conduit à ce passage à l’acte dramatique , un double meurtre, qu’elle a commis dans un état quasi hallucinatoire. On voit l’ignorance de l’époque sur la notion de traumatisme et ses effets. Il a fallu attendre des années et un lien solide avec la journaliste, avant que cette jeune femme meurtrière émerge de son amnésie, et accepte de retourner mentalement vers les scènes qu’elle a vécues à 4 ans, torturée par sa propre mère, enfant livrée à la prostitution avec des hommes, au domicile de sa mère
Mary Bell, avait en quelque sorte maintenu ces perceptions effroyables , dans une mémoire émotionnelle traumatique figée . Sa personnalité apparaissait pourtant quelquefois comme dédoublée ,capable même d’être une bonne mère, par exemple, avec sa propre fille. Les expertises psychiatriques, les juges ignoraient ces faits et leurs conséquences dans le passage à l’acte délirant de la pré adolescente.
Elle était jugée comme un monstre de la nature , mais restait dans ses procès, , comme spectatrice détachée de ce qui lui arrivait.
le corps social substituait une idéologie morale ,et une logique de l’hérédité à une véritable analyse des faits. Cette petite fille a été dès l’origine, exclue des lois constituantes de l’humanité: l’interdit de l’inceste et du meurtre, et l’ordre des générations et des filiations.
●●Sur ces questions ,on retrouve les mêmes observations, chez un anthropologue, Olivier Douville, qui est aussi psychanalyste .Il est allé à la rencontre des“ enfants soldats“ en Afrique , utilisés comme tueurs ou cibles dans les conflits guerriers, conflits dits identitaires et génocidaires. Il montre bien la destruction du système de filiation, l’attaque meurtrière des lois de l’humanité : l’interdit de l’inceste et du meurtre, qui conduisent des enfants à devenir des fantômes inconscients et hallucinés , capables de tous les actes, et murés, ensuite dans le silence. Ce silence est exigé , aussi, politiquement , quand la paix est revenue , avec une volonté idéologique d’oublier le passé récent pour reconstruire le pays. Or , ces adolescents à la mémoire disloquée, sont bannis des liens sociaux ordinaires, le meurtre psychique interroge pour eux , leur appartenance à la communauté humaine. Le fait d’évoquer les conflits les plonge dans le mutisme. Il vivent dans l’effroi, la mélancolie ,et vont vers le suicide. Il n’y a pas de « langue » pour raconter, et cet intraduisible , les exclut de la communauté des “ parlants“.
S’ils se reconstruisent un jour, c’est à partir d’une fiction, une négation de la mort de leurs victimes , une néo réalité, une naissance à partir de rien. On ne peut pas parler de résilience; On comprend que l’approche psychiatrique communautaire, psychanalytique, qui est essentielle, ne suffise pas . Il faut travailler avec des anthropologues pour inventer des dispositifs qui instituent le sujet comme un membre de la communauté des humains, régie par des règles d’alliance entre personnes sexuées, et mortelles , permettant de lire les ascendances et les alliances , dans le respect des morts.(O.Douville)
●●le réfugié est une des figures de notre siècle: importance du témoignage d’Elise Pestre: « la vie psychique du réfugié »
Pour obtenir le statut de réfugié, il faut pouvoir raconter, témoigner de ce qui s’est produit lors du traumatisme. Or , la réactivation, par le souvenir des scènes vécues , réactive dans le même temps le danger et la crainte de l’effondrement.
▷▷ Lors du trauma , le sujet, pour sauvegarder son intégrité , s’est coupé de la douleur psychique , jusqu’à nier mentalement ce qui se produit; et cette douleur attend son heure pour revenir à la conscience. C’est une modalité de survivance, qu’on doit connaître, pour mieux comprendre ce qui se produit quand une personne raconte une autre histoire que la sienne, pour obtenir un statut administratif.. Son histoire personnelle est inracontable, intraduisible en mots, sous peine de répétition traumatique. Ce ne sont pas des mensonges , mais des mécanismes de survie, la construction d’une néo réalité psychique, à laquelle le sujet adhère.
Il y a souvent un « gel » affectif , on reconnait parfois le récit véridique à ce qu’il semble plaqué, sans affect ,faux. Il est absurde et violent d’exiger un témoignage objectif et précis de leurs faits et gestes. Ce gel affectif protège.
Par ce témoignage puissant , on perçoit les erreurs graves commises par les autorités, pour des raisons d’obtention de statut de réfugié politique: Il est impossible à un être traumatisé, submergé par la honte ou la culpabilité d’être encore vivant, à une femme qui a été violée dans un programme génocidaire, de raconter son histoire au plus près de la vérité, parce que pour survivre psychiquement , elle peut croire que ce n’est pas son histoire, mais celle d’une autre, qu’on lui raconte, celle d’une morte vivante.
Là aussi les reporters de guerre, les anthropologues, les psychanalystes, ont à expliquer ces mécanismes psychiques de survie ,confondus avec des mensonges , aux responsables politiques, pour trouver des modalités adéquates de recueil des informations, de soin et de prévention.
◆◆Pour conclure:
On n’entre pas sans respect dans les champs du désastre.
La seule issue est symbolique, c’est la parole, l’écriture, la culture, soutenue par les dispositifs politiques de la démocratie.
Pour côtoyer ces aires du désastre, il faut être accompagné.
Relisons , à partir de cette vision du désastre, , la divine comédie de Dante Alighieri, qui franchit le Léthé, le fleuve de l’oubli, et va à la rencontre de l’effroi des ombres de l’enfer, accompagné par le poète Virgile, celui qui interprète le dialogue avec les ombres , à ses côtés, jusqu’à la sortie des cercles , vers les retrouvailles avec Beatrice…
Relisons autrement Don Quichotte de la Manche, qui parcourt avec son écuyer Sancho Panza, à la fin du seizième siècle, les chemins rocailleux d’Espagne, ayant quitté sa bibliothèque, et qui s’engage dans un cheminement chevaleresque, fait de délire et de bravoure, affrontant les fantômes muets du traumatisme, que sont les moulins à vent?
A qui confier l’impossible à dire du désastre, si ce n’est à cette figure féminine qu’est Dulcinée? Beatrice et Dulcinée, des figures éternelles de la consolation? des figures maternelles…
Miguel de Cervantès écrit cette fiction chevaleresque, non comme une satire de l’époque, mais pour inscrire dans un texte majeur, l’histoire effroyable qu’il vient de vivre , revenant de la terrible Bataille navale de Lépante ,contre l’Empire Ottoman, au retour de laquelle il fut vendu comme esclave en Algérie, par des barbaresques, avec son frère. Cervantes était en fait un vieux soldat manchot blessé par un coup d’arquebuse quand il écrivit son roman.
Pour Cervantes, l’écriture de son roman constitue une lente et patiente reconstruction de l’homme ,contre la folie d’une mémoire éclatée. Ce sont les fragments d’une mosaïque , faite de morceaux de souvenirs, pour recomposer un paysage intérieur , et tisser une enveloppe d’écriture sur les abîmes impensables de sa vie .
►►Parce qu’en effet, comment amener au jour, fabriquer une histoire , inscrire dans la mémoire collective des peuples , et reconstruire à chaque fois l’humanité, si ce n’est par ce travail de mémoire, de culture, d’écriture, de témoignage…Et ils sont nombreux ceux qui sont les sentinelles , et oeuvrent à tisser et à nouer les mailles des enveloppes symboliques , les seules qui nous tiennent au dessus des abîmes insondables du Réel traumatique.
Citons Aaron Appelfeld , Imre Kertèsz, l’un et l’autre survivants des camps nazis, alors qu’ils étaient enfants, disparus récemment ,qui laissent des témoignages essentiels , et ont écrit sans cesse, pour continuer à vivre, ou ne pas devenir fous. Comme ce fut le cas pour Robert Antelme et Primo Lévy.
Leurs mots réaniment les mémoires douloureuses, rendent témoignage, nomment l’impensable, restituent à l’histoire collective le traumatique inracontable. Ils tissent un linceul symbolique, pour ces morts sans sépulture. ils les rendent aux générations et à l’oubli , portés , enfin, dans l’inconscient , où ils reposent.
Il faudrait prendre le temps de rendre hommage aux poètes , aux artistes et aux saltimbanques, pour avoir chanté les mélopées, déclamé les poèmes épiques, pour avoir bercé l’humanité blessée par leurs lamentations; se souvenir de la bataille de Troie, avec l’Iliade, de la Chanson de Roland, poèmes épiques, où on entend en contre point des faits glorieux, l’innommable des guerres et la douleur des vaincus.
Et pour approcher ce Réel là, , nous avons aussi les visions des peintres.
Nous connaissons ceux , qui comme Goya, Francis Bacon, disent l’horreur et la défiguration hallucinatoire du visage et du corps violenté, et témoignent ainsi de l’effroi et la sidération qui nous enferment dans la pulsion de mort. Et plus sombre encore, Zoran Music avec son terrible : « Nous ne sommes pas les derniers » 25 ans après son retour du camp de Dachau, il reprend une série de dessins des visions de ce temps là:
“Nous ne sommes pas les derniers. Tous les jours, à toute heure, sur toute la planète , la barbarie ne cesse de grandir. l’homme, pour une idéologie, pour de l’argent, pour un peu plus de paradis, abandonne sa liberté, sa dignité et rêve de bruits de bottes, de cadavres soumis, d’invasions barbares et de viols par le fer et le feu“.
Mais demeurons un instant aussi devant les oeuvres de Pierre Soulage, qui recouvre d’un voile noir le chaos originel par sa lumière inversée; Revenons contempler Caravage, ou Rembrandt , ceux qui donnent à voir , peignant les corps et les visages pris dans l’humanité blessée, la lumière intérieure de la vie nue.
C’est à partir de ce Réel là du monde, que , retournant leur vision vers le poétique, ils rejoignent la force du symbolique et font en sorte que l’humanité soit à chaque instant redonnée.
Et nous -mêmes n ‘avons nous pas , grâce à leur témoignage, à nous éloigner enfin de notre XX me siècle, à quitter la honte et l’emprise des fantômes du passé, à renoncer à l’attrait de la pulsion de mort et sa mélancolie, pour persévérer dans l’être, et inventer à nouveau des utopies?
Anne Costantini
Psychiatre psychanalyste
Mars 2019
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