Qu’Est-ce que soigner
Dans les lieux du « Médico-Social »
L’ouverture de cette question, « qu’est-ce que soigner ? » se situe en contre point des évaluations et des chiffres comptables, et tente de se saisir de ce qui n’est pas quantifiable, de ce qui est sans garantie, indémontrable, mais qui nous convoque ici : La vulnérabilité du vivant, et l’effroi qui nous traverse à devoir l’envisager en face, au sein de nos structures d’accueil pour adolescents.
Nous respectons pourtant la gestion, les chiffres. Ceux qui veulent bien s’en charger, nous donnent les conditions de ce travail, le rendent possible, et participent au nouage avec la réalité sociale, et à l’inscription de cette pensée du soin dans la cité, en lui donnant ses limites.
Nous parlons ici, à partir d’une pratique de psychiatre, exercée dans une structure d’hébergement, d’enseignement et de soin, gérée par l’ADSEA 69 et l’ARS Rhône Alpes , lieux expérimental fondé en 2009. Cette structure accueille des adolescents de 13 à 18 ans, exclus de toute part, avec un principe dit de « non exclusion » pendant 2 ans.
Ce lieu dit : » LES PLEIADES », a vocation institutionnelle. Il y est donc question d’instituer le sujet adolescent ; c’est à dire d’inscrire, relier, ce que les drames anciens ou actuels de l’histoire ont délié; laissant le sujet absolument exposé, absolument nu, comme peut l’être l’enfance maltraitée.
Cette institution, par sa vocation singulière et ses modalités d’accueil est donc, un miroir, mais surtout un possible témoin pour ce qui résiste à être traité par le politique, quel qu’il soit, et échappe aux discours du bien commun. C’est un lieu traversé par le tumulte de la ville, des quartiers ; On y entend la clameur des guerres, des révoltes avortées, des meurtrissures que sont les déplacements de population, les immigrations, les dislocations des structures familiales. Lieu où se déposent les effets de maltraitances
irreprésentables, qui ont bannis ces adolescents très tôt des pays d’enfance.
Les parcours de ceux qui arrivent là, sont faits de ruptures de liens affectifs primordiaux, puis de ruptures de liens institutionnels, éducatifs, thérapeutiques; ce sont des adolescents qu’on dit « sans solution ».
Le vécu psychique de ces adolescents est fait de précarité, d’insécurité affective, de discontinuité des liens matriciels de tendresse et d’attention maternelle. Leur vécu est fait d’effondrement des repères fondateurs, laissant déjà sans abris, ces sujets encore en devenir.
Leur rapport au monde en fut atteint chez eux, le plus souvent à l’âge du petit; leur mémoire en est restée sidérée, toujours. Ils ont su très tôt, l’absence parentale et l’exil de la figure tutélaire du père, la violence des gestes et des mots, l’effraction du corps encore enfant, les séparations des frères et soeurs, l’abandon, toujours, puis la mélancolie secrète des placements, et enfin les fugues, l’errance dans les quartiers, et surtout
la pauvreté des mots pour dire l’absence de futur.
Ce sont ces traumatismes-là qui sont venus cogner à la porte des »PLEIADES » et qui ont heurtés à ce point nos expériences passées, et nos pratiques. La présence insistante de ces traumatismes-là ont défait nos savoirs et nos discours, qu’ils soient éducatifs ou psychologiques. C’est sans doute l’orientation psychanalytique de la plus part d’entre les cliniciens, qui a permis de rester ouverts à ce qui advient et de supporter d’être déstabilisés à ce point.
Du coup, nous avons été mis en demeure d’inventer d’autres dispositifs pour entendre le traumatisme, parce qu’à cet endroit se juxtaposent les pathologies psychiques les plus archaïques, et la plus grande intelligence de survie chez ces enfants qui ont pu en partie sauvegarder leur vie psychique et leur vitalité, mais à quel prix.
Ces adolescents forment un bataillon d’exclus, se connaissent souvent entre eux, pour avoir suivi des parcours similaires, et sont rompus aux discours éducatifs et pédagogiques, qu’ils manient souvent mieux que les travailleurs sociaux ou les psychologues eux même. Ils pratiquent les fugues, s’organisent en bandes, trouvent d’autres petits caïds avec qui reproduire les maltraitances passées, puis soudain l’émotion les déborde et dans un mouvement de petit, ils adressent des demandes d’amour massives aux éducateurs, attachement redoutable et fusionnel qui se retournera bien vite en violence paradoxale.
L’institution s’en est trouvée déstabilisée, blessée, livrée à l’effraction de ces premiers chocs. La cohérence institutionnelle, encore fragile, a été malmenée, beaucoup d’éducateurs se sont découragés. Et en effet, ils n’ont pas manqué de courage, ni d’engagement, ni d’intelligence, mais la bonne volonté ne suffit pas, ni même l’amour du métier. Il importe de maintenir un dispositif qui autorise le dialogue, le soutien, l’élaboration commune pour arriver à penser de tels processus psychiques et pouvoir s’en différencier. C’est cela la formation sur le terrain, essentielle, à mon sens.
Les éducateurs sont aux premières lignes, ils subissent les effets de transfert affectifs et violents sur leur propre personne et ont à comprendre et à analyser de telles émotions. Le risque, nous l’avons vu, est d’être submergé en fin de journée, de retour parmi les siens, par les doutes et les désarrois du travail et de se laisser gagner par l’épuisement psychique.
De ces confrontations, de ces aléas, de ces ratages, mais aussi de ces étonnants changements pour certains de ces jeunes, ont émergé progressivement des « savoirs faire » nouveaux ; aussi bien du côté éducatif, que du côté thérapeutique. Les deux pratiques étant intimement liées. Nous avons pu ainsi voir autrement la violence, en discerner les différents états ; Depuis la violence fondamentale, originaire, archaïque, jusqu’à la « transe guerrière », opérant la mise à distance d’une douleur trop forte, ou encore, la violence théâtrale, venue réactiver la figure du père tyrannique dans l’institution. L’attitude des éducateurs s’est modifiée. Les plus anciens ont construit, ont fait naitre, une « clinique éducative », un savoir-faire singulier, qu’ils ont inventé en approfondissant la reconnaissance de leurs propres affects. Ils trouvent des appuis internes et travaillent ensemble, en triangulation, toujours. Ils ont compris le risque de la toute-puissance, la possibilité de la violence mimétique, dangereuse. Ils sont capables de dire la peur quand il le faut, sans être déstabilisés, ou humiliés.
Ils ont su plus souvent, contenir cette violence avec les mots ou les gestes. Et aussi en venir au bercement d’un enfant, soudain redevenu petit, dans leurs bras.
Quel prix pour ce travail là ?
Quelle reconnaissance pour ce courage ?
Quelle consolation pour ceux qui n’ont pas pu ?
C’est cette pratique-là qui honore les champs du médico-social et qui lui donne sa singularité et sa légitimité. Une des règles pour les Pléiades, peut –être le pivot de cette nouvelle approche, ce qui a changé fondamentalement notre regard et notre prise en charge des pathologies, est la règle dite de « non exclusion »de chacun de ces jeunes pendant au moins une année, renouvelable une fois. Principe presque intenable, qui peut être confondu avec une attitude réactionnelle de toute puissance héroïque, et qu’il faudra sans doute questionner à nouveau.
Cependant, dans notre exercice de psychiatres, de pédopsychiatres, de psychanalystes, nous n’avions jamais pu observer et accompagner dans la durée de tels adolescents.
Ils désertent les CMP ; les unités Hospitalières de pédopsychiatrie les tiennent éloignés, ou limitent le temps de séjours, faute de moyens, mais aussi parce que la pathologie psychique se camoufle derrière des comportements asociaux tapageurs qui sont manifestement au premier plan et font barrage à l’hospitalisation.
Exclure définitivement de l’institution un adolescent du fait de violence ou de perversité revient à passer à côté de la question qu’il nous pose par l’expression de ses symptômes, et à le renvoyer à sa pathologie après lui avoir proposé de dire ce qui le tourmente. C’est oublier que le lieu de l’institution est d’abord pour lui le lieu de la crise, puisque c’est ce qu’il a toujours connu.
Ces adolescents ont vécu, dans les institutions qu’ils ont attaquée en série, une répétition de l’abandon premier, une confirmation du rejet qu’ils ont subis précocement. C’est précisément à l’acmé de la décompensation psychique, qu’elle prenne une forme violente, dépressive, perverse, ou paranoïaque, que chacun des adolescents traverse, qu’il faut déployer ces « savoir-faire ».
Nous avons à développer des ouvertures auprès de structures externes à l’institution, qui apportent un soutien momentané, autorisent un répit, donnent le temps de l’élaboration de la situation, et de la pensée. C’est la condition pour prévenir le risque de passage à l’acte réactionnel des équipes malmenées par les troubles du jeune et faire entendre à celui-ci nos limites.
Le principe de non exclusion, implique le soutien de ceux qui nous ont confié ces jeunes, notamment dans la recherche de lieux temporaires d’accueil pour des temps très courts. Nous avons éprouvé les limites actuelles des prises en charge à l’hôpital. Souvent de courte durée, elles doivent se négocier longtemps à l’avance, passer par des psychiatres référents de CMP, qui ne voient que très rarement le jeune. Elles se soldent souvent par la prescription de psychotropes incisifs dont les conséquences à long terme sur la santé et le développement des adolescents est inconnu, faute de recul suffisant.
Le choix thérapeutique des psychiatres institutionnels, à l’heure actuelle, est de ne pas prescrire directement dans l’institution, tout au plus de diminuer une posologie ou d’alléger le choix d’une molécule. Nous privilégions le travail d’équipe. Une prescription médicamenteuse n’a d’effet positif que si elle est comprise et soutenue par les équipes éducatives. Les éducateurs ne sont pas des infirmiers psychiatriques, et la psychopathologie demande une attitude adéquate, y compris dans le souci de l’observance du traitement. Une prescription neuroleptique n’est pas la réponse première à donner à la violence, elle reste sans effet à long terme.
Au fil du temps, nous repérons mieux les points de tension avec les hôpitaux, les possibilités de travail et les impasses. Dans une situation de crise, nous avons expérimenté qu’un temps de retrait bref, un éloignement géographique de l’adolescent, accompagné ou non par son éducateur, peut être bien plus pertinent pour traiter véritablement l’explosion violente, qu’une hospitalisation aux Urgences de l’hôpital. La violence ou l’opposition massive d’un adolescent n’est pas forcément du registre de la psychose, mais peut être entendu comme l’expression violente d’une question identitaire, et une revendication d’existence en tant que sujet, comme seul créativité possible pour lui.
Le lieu du médico- social serait-il une alternative, pour soigner ces jeunes, ou tenter une autre approche thérapeutique. C’est un débat qui ne peut se traiter en peu de mots et demande d’infinies précisions. Mais il se trouve que notre mission est de prendre en compte ceux des adolescents que les hôpitaux ne peuvent ou ne veulent plus accueillir.
De ce fait même, l’ «Hospitalité » se réoriente du côté des structures associatives ; la fonction d’asile, dans le beau sens du terme, ne définit plus l’hôpital psychiatrique. Quel refuge possible , pour ces jeunes encore presqu’enfants perdus dans des orientations improbables et laissés pour compte parce que leurs pathologies sont autre que psychotiques ou délirantes?
Cette fonction de soignant que nous endossons dans ces lieux du médico-social, nous questionne; Quelle légitimité, à quel prix pour un psychiatre prendre ce risque assumé, de soigner avec une présence médicale très partielle, et des équipes non formées à ces prises en charge.
Nous devons préciser notre position, préciser les choix thérapeutiques qui nous reviennent. Nous devons pouvoir en répondre devant les hôpitaux, les instances juridiques, les familles, la société civile .Comment évaluer justement le risque que nous assumons à accueillir ces jeunes très agités et très souffrants que nous ne pourrons pas hospitaliser.
La première justification de l’expérience de cette structure s’appuie sur la demande sociale, sur la nécessité évidente, la responsabilité qui nous revient de devoir accueillir ces jeunes en souffrance, sans feu ni lieu, mais surtout de pouvoir entendre, pour en témoigner, les questions de fond posées à notre génération par ceux qui échappent résolument aux discours de la gestion, aux discours de la science, aux discours des politiques paternalistes d’un autre temps pas si lointain.
De ce fait, LES PLEIADES, situées au carrefour des problèmes que pose notre époque, confrontée aux instances qui l’ont créé, accueillant ceux qui ont mis en échec toute forme de prise en charge, constitue une interface où se croisent différents enjeux sociaux. C’est de ce fait aussi, une surface de projection offerte à l’imaginaire collectif, qui, selon les besoins, tantôt l’idéalise, tantôt la diabolise.
De fait la question est autre ; Ces jeunes sont sans cesse au bord de passages à l’acte graves et irréversibles. Nous ne pouvons garantir une issue heureuse à des histoires de vie qui toujours nous échappent, malgré nos efforts. Sans doute notre seul mérite est-il de nous tenir à cet endroit-là, en connaissance de cause.
Anne Costantini
Psychiatre,psychanalyste
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